Interview de Christophe Geiger, Directeur Général du CEIPI par l'Agence de Presse AEF (Agence Education Formation) à l'occasion du colloque au Parlement européen les 24 et 25 février 2011

Nous sommes heureux de vous communiquer avec l'aimable autorisation d'AEF (www.aef.inf), l'interview de Christophe Geiger, Directeur Général du CEIPI en date du 16 mars 2011.

Propriété intellectuelle : « La création d'une juridiction européenne des brevets est inévitable » (Christophe Geiger, Ceipi)

« La dynamique enclenchée par la coopération renforcée pourrait avoir un effet d'entraînement et inciter les institutions européennes à continuer à avancer sur la question de la juridiction » européenne des brevets, estime Christophe Geiger, directeur général du Ceipi, centre d'études de l'université de Strasbourg spécialisé sur les questions de propriété intellectuelle. La création de cette juridiction pourrait donc, « dans le meilleur des cas », prendre « encore plusieurs années », pense Christophe Geiger, assurant que laconstructioneuropéenne est « progressive » et permet des « réorientations au fur et à mesure » de l'élaboration des projets. Dans un entretien à AEF, ce maître de conférences, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle, revient aussi sur le régime linguistique du futur brevet de l'UE, ainsi que sur les conclusions du colloque du Ceipi qui s'est tenu au Parlement européen de Strasbourg les 24 et 25 février 2011.

AEF : La Cour de justice de l'Union européenne a conclu que le projet d'accord envisagé par la Commission européenne, créant une juridiction du brevet européen et du brevet communautaire, « n'est pas compatible avec les dispositions du droit de l'Union », dans un avis rendu public mardi 8 mars 2011 (AEF n°146615). Qu'en pensez-vous ?

Christophe Geiger : Une juridiction européenne des brevets est absolument essentielle. Actuellement, il y a une perte d'efficacité du système des brevets doublée d'une inégalité. Le système est trop morcelé et sa mise en oeuvre devant les juridictions nationales très coûteuse. La construction européenne de la propriété intellectuelle passe par la création de juridictions spécialisées au niveau de l'Union, afin d'assurer une meilleure efficacité du système. Cependant, le projet est confronté à un certain nombre de problèmes liés au droit communautaire. En effet, l'accord proposé par le Conseil de l'Union européenne, est un accord international créant une juridiction internationale ayant cependant vocation à se prononcer sur le droit de l'UE, ce qui pose des problèmes de compétences et d'articulation avec les règles institutionnelles de l'Union. D'où la nécessité de réviser le projet afin que les règles de fonctionnement de la juridiction à créer s'insèrent mieux dans le cadre juridique et le fonctionnement de l'UE. C'est dans ce sens, je pense, que la copie devra être revue. Mais la création de cette juridiction est inévitable, et la volonté politique est là. Des améliorations institutionnelles sont possibles.

AEF : Cet avis défavorable ne va-t-il pas ralentir le processus enclenché de coopération renforcée pour la mise en place du brevet communautaire (AEF n°146696) ?

Christophe Geiger : Je ne pense pas. Au contraire, cette dynamique, dont le principe vient d'ailleurs d'être approuvé par le Conseil « compétivité », pourrait avoir un effet d'entraînement et inciter les institutions européennes à continuer à avancer sur la question de la juridiction. Évidemment, dans le meilleur des cas, il faudra encore plusieurs années avant la mise en place d'une telle juridiction. Néanmoins, il est bien sûr possible d'avancer en parallèle sur la coopération renforcée en vue de créer un brevet unitaire dans l'Union. Je rappelle que la réflexion sur le brevet communautaire a été lancée alors que l'idée de juridiction européenne n'était pas encore sur la table.

Il est sûr qu'il aurait été plus cohérent d'avoir un agenda concordant. Mais comme l'a dit Jean Monnet, la politique européenne est « une politique de petits pas ». La construction de l'UE n'est pas parfaite, pas forcément très cohérente et parfois dirigée par les intérêts catégoriels. Mais l'aspect positif est que cette construction est progressive, et que des réorientations sont possibles au fur et à mesure. Il ne faut pas oublier que la propriété intellectuelle n'était pas au départ dans les compétences de l'UE et que la première directive dans ce domaine date seulement de 1988 !

AEF : Comprenez-vous les craintes exprimées par l'Espagne et l'Italie sur le régime linguistique du futur brevet ?

Christophe Geiger : Un brevet unitaire serait la marque d'une cohérence accrue de l'action de l'UE en matière de propriété intellectuelle. Je comprends bien les craintes exprimées, mais elles sont à mon avis plus de l'ordre identitaire, liées plus généralement à la question de la construction européenne et à la préservation des identités, cultures et traditions nationales. Selon moi, la question de la langue devrait être accessoire par rapport à la nécessité d'avancer sur ce dossier et d'avoir un système utile, attractif et compétitif pour l'économie européenne. Il sera plus facile de défendre les langues nationales avec une économie européenne forte que faible, dans un contexte globalisé où la concurrence des systèmes fait rage. D'ailleurs, la majorité des brevets sont consultés et rédigés en anglais. Les acteurs économiques penchent d'ailleurs parfois pour le tout anglais, mais par souci de cohérence, il me semble préférable de se calquer sur la tradition existante et le régime linguistique en vigueur auprès de l'Office européen des brevets.

AEF : Faut-il conserver les offices nationaux qui délivrent des brevets dans ce nouveau système ?

Christophe Geiger : Il est évident que, dans le contexte d'européanisation, ils vont voir leurs attributions évoluer. Leur rôle restera essentiel, mais il sera peut être à terme plus orienté encore vers le lien à assurer entre le système de protection du brevet et le monde économique et les créateurs. Les offices nationaux devront continuer à interagir avec les entreprises, établir des actions de sensibilisation, être des interlocuteurs et un soutien pour la valorisation des activités d'innovation, afin de mieux expliquer l'utilité et les bénéfices du système, et soutenir les activités de formation au droit des brevets.

Par contre, une autre question qui risque de se poser sur le long terme est celle de la cohérence de la coexistence en Europe de trois systèmes de brevets différents : le brevet national, le brevet européen et demain le brevet de l'Union européenne. Certains économistes, en tout cas, pointent déjà les risques d'inefficience d'une telle construction.

AEF : Quelles sont les grandes conclusions du colloque du Ceipi ?

Christophe Geiger : Il est nécessaire de continuer à travailler sur les dossiers de la propriété intellectuelle, mais dans ce domaine nous n'avons cessé de légiférer dans l'urgence, souvent sous pression de revendications catégorielles et au détriment des véritables priorités. Peut-être serait-il nécessaire de réaliser un audit de la construction de la propriété intellectuelle, et de réfléchir à une meilleure cohérence. Nous souhaitons également que dans ce domaine, les universitaires soient plus écoutés par le législateur, mais également par les juges européens dont les décisions ne sont pas toujours faciles à décrypter. Par ailleurs, l'ensemble des participants ont insisté sur la nécessité de voir le système accepté par l'opinion publique. Le rejet massif de la propriété intellectuelle dans l'opinion publique doit impérativement interroger et être pris en compte, dans l'intérêt du système de la propriété intellectuelle.

Contact : Ceipi (Centre d 'études internationales de la propriété intellectuelle), Christophe Geiger, directeur général, +33 3 68 85 80 11, christophe.geiger@ceipi.edu , ww.ceipi.edu